L'IA et les systèmes financiers

Amir Khalilzadeh @ EPFL Extension School · 15 minutes

Comment l'IA change la façon dont fonctionne la finance de nos jours.

Qu’est-ce qu’un système financier ?

Imaginez-vous la scène : vous êtes dans un petit village qui ne compte que quelques maisons et familles, une entreprise locale (un restaurant) et une mairie. Comment ces différentes entités interagissent-elles les unes avec les autres au quotidien ? C’est assez simple, la mairie fournit des services publics et, à ce titre, perçoit des impôts du restaurant et des ménages, tandis que le restaurant sert des repas et des boissons aux clients. Jusque là, rien de particulier.

Mais que se passerait-il si quelque chose venait bousculer ce statu quo ? Que se passerait-il si le propriétaire du restaurant souhaitait soudainement ouvrir un deuxième établissement en ville ? Et si le maire décidait de construire un nouveau pont ? Les deux auraient besoin de financement, et malheureusement, le fonctionnement actuel du village ne leur permettrait pas de répondre à leurs demandes de financement. Il manque au village un moyen d’emprunter de l’argent.

C’est justement là que les systèmes financiers entrent en jeu : le restaurateur pourrait demander un prêt à une banque locale, ou bien le maire pourrait choisir de s’adresser à un marché financier et emprunter les fonds aux habitants de la ville, par exemple en leur donnant des obligations municipales en échange. En effet, les banques locales et le marché financier peuvent tous deux être des prêteurs dans ce scénario.

Cet exemple tout simple peut également fonctionner à une bien plus grande échelle. Prenez, maintenant un pays, il se compose des trois mêmes groupes principaux : les ménages, les entreprises et le gouvernement. Son système financier est composé d’institutions financières (comme une banque ou une compagnie d’assurance locale) et de marchés financiers (comme un marché pour l’émission et la vente d’obligations et d’actions).

Et comme le montre le schéma ci-dessous, l’objectif premier de ce système financier est de créer un canal entre les emprunteurs et les prêteurs.

Sauf que le système financier ne se concentre pas uniquement sur les prêts et les emprunts : il offre également toute une panoplie d’autres services financiers.

Avec l’aide d’une banque locale, vous pouvez ainsi transférer de l’argent. Les investisseurs, eux, utilisent plutôt les marchés financiers pour essayer de faire des bénéfices en investissant dans des devises, des matières premières comme l’or et le pétrole, ou plus récemment, dans des crypto-monnaies. Malheureusement, ces services financiers peuvent être exploités à mauvais escient et sont notamment vulnérables à la corruption.

Pour se protéger, il existe des régulateurs financiers qui sont des organisations neutres dont le rôle est de superviser le fonctionnement du système financier afin de protéger à la fois les entreprises et leurs clients. Cependant, même avec des régulateurs en place, le système financier reste très complexe notamment à cause du volume d’informations à analyser. C’est la raison pour laquelle l’IA, connue pour pouvoir traiter des grands volumes de données, est devenue un élément crucial du monde des affaires ces dernières années.

Mais à mesure que la technologie se développe et devient plus pertinente, quel pourrait-être son impact sur le monde de la finance à l’avenir ?

L’IA dans les institutions financières

Les institutions financières sont souvent évoquées comme des “intermédiaires” financiers, car elles sont l’intermédiaire entre les prêteurs et les emprunteurs. Une banque locale est le parfait exemple d’intermédiaire financier, mais les compagnies d’assurance, les fonds de pension et les fonds d’investissement entrent également dans cette catégorie.

Le rôle principal d’une banque est de collecter les dépôts des épargnants pour les proposer ensuite comme produits de prêt aux citoyens (qui peuvent être sur le marché pour acheter une nouvelle maison, par exemple), ou aux entreprises qui souhaitent élargir leurs gammes de produits ou encore ouvrir de nouvelles succursales. Mais les banques proposent également d’autres services financiers pour conserver leurs clients actuels et en attirer d’autres, comme des consultations sur les différentes formules de prêt ou les possibilités d’investissement, ainsi que des services de transaction et de cartes de crédit.

Ces services supplémentaires peuvent cependant détourner les grandes banques (qui ont souvent des millions de clients) de leur rôle premier… et ainsi provoquer de longues minutes ou heures d’attente lorsque vous essayez de contacter le service client, ou des retards lorsque vous essayez désespérément de signaler un vol de carte de crédit avant que votre solde ne soit totalement épuisé.

Utilisation de chatbots intelligents

Les banques se tournent donc vers l’IA pour alléger la charge et accélérer le service client. Par exemple, certaines banques développent actuellement des chatbots intelligents pour automatiser certaines demandes simples des clients. Ces chatbots utilisent une technologie appelée le traitement du langage naturel (natural language processing).

Les chatbots contribuent à gérer l’afflux des clients et leur font gagner du temps : au lieu de perdre patience face au trop grand nombre d’options du menu et face à la musique d’attente lors d’un appel à une banque, ces chatbots fournissent des informations au public en quelques secondes. Et s’ils ne connaissent pas la réponse, ils mettent les clients directement en contact avec le bon agent du service clientèle dans le service correspondant.

Les interactions entre les clients et l’intelligence artificielle ont certainement des limites techniques, mais la vraie question est plutôt de savoir dans quelle mesure l’humanité est à l’aise lorsqu’il s’agit de confier des décisions financières à des machines.

Par exemple, seriez-vous heureux qu’un chatbot calcule si vous pouvez vous permettre un prêt pour acheter une voiture ? Quelle serait la différence pour vous si c’est une voix humaine qui influencait votre avenir, ou bien un ordinateur ? Des facteurs importants comme le service client, la courtoisie, la convivialité, l’exactitude, la précision et le temps de réponse devraient tous être pris en compte dans la balance.

La fiabilité de l’IA

L’IA apporte encore d’autres avantages dans le monde financier. Elle peut vous faire gagner du temps lorsqu’on l’utilise sur son smartphone, où elle peut automatiquement scanner les factures et même les payer. La fiabilité est le maître mot ici - nous demandons à une machine d’autoriser et d’exécuter un paiement avec une banque, et l’IA prouve déjà qu’elle peut nous y aider tout en réduisantéliminant d’ailleurs considérablement aussi la possibilité d’erreurs et de divergences humaines.

Pour les établissements financiers tels que les banques, la technologie de l’IA simplifie la lecture et l’archivage des paiements et a permis aux employés de s’épargner certaines tâches contraignantes et ennuyeuses.

Améliorer la sécurité, minimiser les fraudes

L’IA contribue également à éradiquer la fraude et rend les transactions avec les institutions financières plus sûres et plus sécurisées. De la même manière qu’une machine peut lire et comprendre les numéros de référence sur les factures, ou qu’un smartphone peut identifier votre visage pour le déverrouiller, les distributeurs automatiques de billets pourraient bientôt être en mesure de confirmer votre identité de la même manière.

Aujourd’hui, les guichets automatiques ne peuvent engager une simple conversation avec l’utilisateur qu’en lui posant des questions basiques, comme la demande d’un code PIN. Mais les banques travaillent maintenant aussi pour équiper les distributeurs automatiques de systèmes d’IA qui utilisent la reconnaissance vocale et d’images - ces systèmes pourront vous identifier parmi des millions d’autres utilisateurs, et porteront la sécurité à un tout autre niveau.

Par ailleurs, si l’enregistrement de votre visage à un distributeur automatique peut vous sembler intrusif, sachez que quelque chose de très similaire se produit déjà à chaque fois que vous retirez de l’argent. Les distributeurs automatiques d’aujourd’hui peuvent enregistrer les utilisateurs par le biais de caméras directes ou aériennes afin de fournir des preuves potentielles si un client ou la banque revendique ou suspecte des transactions frauduleuses.

L’impact des données

Les banques utilisent également l’IA pour améliorer leur activité principale en tirant profit des données générées par les clients. Par exemple, elles peuvent programmer des modèles d’IA pour apprendre des transactions passées d’un client, et ainsi adapter les limites de carte de crédit en fonction du comportement de dépense d’une personne.

Les banques peuvent également adopter une approche “big brother” et surveiller les activités de leurs clients sur les médias sociaux pour mieux comprendre dans quelle mesure ils peuvent leur faire confiance. Lorsque vous faites une demande de prêt hypothécaire auprès de votre banque locale, votre cote de crédit sera évaluée selon des critères standard tels que la preuve de vos revenus, vos antécédents de crédit et la vérification de votre emploi, afin que vous puissiez bénéficier de ce que la banque considère comme le bon taux d’intérêt en conséquence.

Toutefois, dans certaines régions du monde où les gens n’ont pas d’antécédents de crédit pour demander un prêt hypothécaire, les banques peuvent utiliser des solutions d’IA et aller au-delà des critères conventionnels en fouillant les réseaux sociaux pour mieux prévoir le risque qu’un client potentiel peut représenter pour la banque. Êtes-vous une personne fiable qui ne manquera pas un seul remboursement ?

Dans ces exemples, l’IA aide les banques à mieux servir la société en atténuant les risques et en s’assurant que les clients obtiennent le type de prêt dont ils ont besoin. Mais de grandes questions subsistent : qu’en est-il de la protection des données ? Est-ce que l’IA peut identifier les faux profils sur les réseaux sociaux ? Et tout cela doit-il être réglementé ?

L’IA sur les marchés financiers

Les marchés financiers sont des plateformes physiques ou virtuelles où prêteurs et emprunteurs se rencontrent - et dans lesquelles se déroule un grand volume d’activités commerciales chaque jour. Bien que le rôle principal de ces institutions soit d’agir comme intermédiaire entre les deux parties, elles offrent également de nombreux autres services.

Revenons à notre exemple du maire d’un village qui a besoin d’argent pour améliorer les infrastructures, par exemple pour construire un pont. Si vous achetez une obligation municipale au maire, vous n’êtes pas obligé de la conserver et vous pouvez la vendre sur le marché à tout moment. Vous pouvez également acheter de telles obligations directement sur le marché.

Mais quelle que soit la manière dont ces transactions sont effectuées, elles génèrent des grandes quantités de données dans chaque marché. De nos jours, vous pouvez pratiquement tout négocier, du café au pétrole en passant par les actions Bitcoin et Tesla, mais bien que ces marchés ne soient souvent pas connectés, ils ont un impact les uns sur les autres. Par exemple, les activités commerciales sur le marché du pétrole peuvent influencer le marché des devises, quel que soit l’endroit où elles se déroulent.

Tous ces facteurs réunis rendent cette industrie très complexe à analyser, même pour un expert, de sorte que les acteurs professionnels du marché tels que les fonds spéculatifs, les négociants algorithmiques, les gestionnaires de fortune et les banquiers d’affaires essaient d’exploiter les capacités de l’IA pour les aider. Ils l’utilisent principalement de deux manières.

Premièrement, certains professionnels estiment que les moindres détails des marchés ont de l’importance et exploitent l’IA pour construire des stratégies commerciales, communément appelées “trading”, optimiser l’allocation des actifs et prédire les mouvements de prix plus rapidement et plus intelligemment que jamais auparavant.

L’IA peut aussi mettre en évidence des complexités négligées par l’homme - par exemple, il semble impossible, même pour un analyste de haut rang, d’analyser simultanément la dynamique des marchés du pétrole et des devises tout en prenant en compte l’impact des discours politiques sur ces mêmes marchés dans plusieurs pays et donc plusieurs langues. En outre, étant donné les décalages horaires dus à la situation géographique de ces marchés, il est impossible pour un investisseur de surveiller et d’analyser en permanence les marchés à tout moment de la journée et de réagir en quelques millisecondes à des légères tendances ou à des événements particuliers.

Deuxièmement, l’IA peut aider les investisseurs à exploiter tous les types d’informations et à prévoir les futurs mouvements du marché. Traditionnellement, la plupart des données utilisées par les professionnels du marché étaient numériques, telles que les prix et le volume des transactions. Cependant, il existe d’autres sources d’informations précieuses telles que les journaux, les activités des utilisateurs sur les réseaux sociaux, ou encore les articles de blog qui peuvent influencer les mouvements du marché (c’est ce qu’on appelle souvent le “sentiment du marché”).

Les solutions d’IA, telles que les techniques de traitement du langage naturel, permettent aux experts de saisir l’opinion d’autres experts, ou les émotions de non-experts sur les réseaux sociaux, et d’évaluer ainsi si ces informations sont liées aux mouvements des prix du marché.

L’IA dans la réglementation financière

Cependant, tout n’est pas si simple : l’IA, si elle n’est pas utilisée correctement, peut avoir un impact négatif sur les clients. Par exemple, la confidentialité des données est une préoccupation lorsque les chatbots demandent l’historique financier d’une personne ou veulent changer un mot de passe. De même, vous pouvez légitimement vous inquiéter pour l’épargne d’une personne lorsqu’une banque l’accorde comme prêt hypothécaire à un autre client sur la base d’une décision de l’IA…

Peut-on faire confiance à la machine ? Heureusement, il existe des processus de contrôle : les systèmes financiers sont constamment sous la surveillance d’une autorité indépendante, autrement dit d’un régulateur financier.

En Suisse, c’est l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA) qui joue ce rôle. La principale tâche d’un régulateur est de surveiller le système et de s’assurer qu’il fonctionne de manière sûre et sécurisée. Les institutions financières, et les opérateurs qui sont actifs sur les marchés financiers, cherchent avant tout à maximiser leurs propres profits. Il appartient donc au régulateur de fixer une limite à leur prise de risque.

Par exemple, les banques peuvent accorder des prêts à de nombreux emprunteurs à risque, et il peut arriver que ces clients ne soient pas en mesure de rembourser ces prêts hypothécaires. Mais un régulateur veille à ce que la banque dispose toujours d’un capital suffisant pour couvrir de telles pertes le cas échéant.

La tâche de l’autorité de régulation est encore plus cruciale lorsqu’une innovation entre en jeu. Par exemple, la grande crise financière de 2007 et 2008 a été en partie causée par des instruments innovants (tels que les titres adossés à des créances hypothécaires), qui étaient utilisés par les institutions financières et les commerçants et auxquels ils faisaient largement confiance.

De même, les innovations technologiques comme l’IA pourraient introduire des risques imprévisibles encore plus importants pour la société. Par conséquent, les organismes de réglementation du monde entier élargissent leur champ d’action pour prendre en compte toutes les nouvelles avancées techniques et évaluer leurs implications positives et négatives. Cela se fait dans les trois domaines suivants :

1. Maintien et mise à jour des réglementations actuelles

Les régulateurs ont désormais deux rôles essentiels : maintenir leurs réglementations existantes et les mettre à jour pour y intégrer les décisions relatives à l’utilisation de l’IA dans les systèmes financiers. La responsabilité et le risque sont les maîtres mots ici.

Par exemple, le cadre actuel des exigences de fonds propres pour les banques devrait être modifié afin de couvrir les pertes potentielles liées à l’octroi de prêts aux emprunteurs sur la base de leurs informations sur les réseaux sociaux. Les politiques de gestion des risques devraient donc prévoir le cas où un technicien de l’IA prendrait une mauvaise décision - par exemple, un modèle d’IA pourrait classer un emprunteur à risque comme un pari sûr.

2. Introduire de nouvelles réglementations

Les régulateurs doivent donc sortir leur boule de cristal et tenter de lire dans le futur ! Cela signifie qu’ils doivent prévoir de nouvelles réglementations couvrant des risques qui n’ont peut-être pas eu lieu auparavant, mais qui pourraient se produire dans les années à venir. Et comme l’IA évolue et se développe de jour en jour, ces questions de surveillance doivent être mises à jour régulièrement.

Par exemple, les banques doivent mettre en place de nouvelles conditions générales pour protéger la confidentialité des données des clients lorsqu’ils utilisent des chatbots ou lorsqu’ils partagent leurs informations (comme les informations sur les réseaux sociaux ou leur profil de consommateur) avec la banque.

Si les chatbots rendent le service client plus efficace pour les institutions financières, un régulateur doit s’assurer que la confidentialité des données est en accord avec la stratégie globale de la banque. De plus, les autorités de régulation doivent préciser qui est responsable de toute erreur commise par l’IA. En d’autres termes, une banque peut-elle se fier à l’intelligence d’une machine ? Par exemple, un demandeur de prêt pourrait essayer de tromper l’IA en publiant des fausses informations sur les réseaux sociaux.

3. Utiliser l’intelligence artificielle pour créer de nouvelles réglementations

Les régulateurs utilisent également cette nouvelle technologie pour améliorer leurs procédés et s’assurer qu’ils remplissent leurs obligations en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Les banques utilisent de plus en plus les techniques de détection basées sur l’IA pour prévoir les comportements suspects et frauduleux (comme le vol d’un compte client, la fraude par carte de crédit et de paiement, l’usurpation d’identité et le blanchiment d’argent) parmi les millions de transactions effectuées chaque jour.

C’est là que la boule de cristal susmentionnée entre en jeu - les régulateurs doivent s’assurer que ces systèmes identifient avec précision les risques et prédisent les crimes à venir. En outre, les régulateurs peuvent utiliser des techniques d’IA pour détecter et prévenir les délits d’initiés sur les marchés. Le délit d’initié est une préoccupation importante pour le secteur financier qui se produit lorsqu’une opération financière est effectuée en utilisant des informations qui ne sont pas disponibles au public.

Supposons par exemple que la société A envisage d’acquérir la société B. Le projet reste confidentiel et n’est pas accessible au public, mais il est divulgué à quelqu’un qui place ensuite une opération financière pour en tirer un profit. Ce commerce illégal nuit à la confiance des investisseurs et détériore la viabilité des marchés. Mais si toutes les activités commerciales sont enregistrées, il est extrêmement difficile de détecter les activités illégales parmi les milliards de transactions effectuées chaque jour.

C’est là que les régulateurs peuvent tirer profit des techniques d’IA qui permettent d’analyser rapidement ces données et de détecter les activités suspectes et frauduleuses.

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